THÈMES 22 - PROGRAM SAMPLER

LEXIQUE un porte-étendard porte-drapeau, garçon qui assure la lignée familiale une récolte produits recueillis, action de ramasser un traversier bateau qui permet de traverser un cours d’eau un piège objet pour capturer un animal effilé(e) fin(e) fuselé(e) mince, plus fin(e) au bout ses parents ne lui en avaient pas donné. Alors, dans les classes, d’une année à l’autre, d’un professeur à l’autre, il portait un nom nouveau. Henri Lê Van An, Philippe Lê Van An, Pascal Lê Van An... De tous ces noms, il avait conservé Antoine et transformé «Lê Van An» en nom de famille. DE RETOUR À SAIGON, son diplôme en main, mon grand-père paternel est devenu un juge respecté et un richissime propriétaire foncier. Il exprimait sa fierté d’avoir créé à la fois un empire et une réputation enviables en répétant son nom pour chacun de ses enfants: Thérèse Lê Van An, Jeanne Lê Van An, Marie Lê Van An... et mon père, Jean Lê Van An. À l’inverse de moi, mon père était le seul garçon dans une famille qui comptait six filles. Comme moi, mon père est arrivé le dernier, au moment où plus personne n’osait espérer un porte-étendard . Sa naissance a transformé la vie de ma grand-mère, qui, jusqu’alors, avait subi quotidiennement les commentaires des mauvaises langues sur son incapacité à engendrer un héritier. Elle avait été déchirée entre le désir d’être l’unique femme de son mari et le devoir de choisir une seconde épouse. Heureusement pour elle, son mari était de ceux qui avaient adopté le modèle monogame français. Ou peut-être était-il tout simplement amoureux de ma grand-mère, une femme connue dans toute la Cochinchine 1 pour sa beauté gracieuse et sa volupté. MA GRAND-MÈRE PATERNELLE a croisé mon grand-père un matin très tôt au marché flottant de Cái Bè, un district moitié terre, moitié eau sur un des bras du Mékong. Chaque jour depuis 1732, les marchands transportent leurs récoltes de fruits et de légumes jusqu’à cette partie du delta pour les vendre aux grossistes. De loin, la couleur du bois se mêlant au brun de l’eau argileuse donne l ’impression que les melons, les ananas, les pomélos, les choux, les courges flottent par eux-mêmes jusqu’aux hommes qui les attendent dès l’aube sur le quai pour les attraper au vol. Encore aujourd’hui, ils transfèrent les fruits et légumes manuellement comme si ces récoltes leur étaient confiées et non vendues. Ma grand- mère, debout sur le quai du traversier , était hypnotisée par ces gestes répétitifs et synchronisés quand mon grand-père l ’a aperçue. Il a d’abord été ébloui par le soleil avant d’être étourdi par cette jeune fille aux courbes particulièrement prononcées, accentuées par les plis de la robe vietnamienne qui ne tolère aucun excès dans les gestes et, surtout, aucune indélicatesse dans les intentions. Les boutons-pression longeant le flanc droit gardent la robe fermée sans jamais vraiment l’attacher. Ainsi, un seul mouvement ample ou brusque entraîne l’ouverture complète de la tunique. Pour cette raison, les écolières devaient porter une camisole en dessous pour éviter les indécences accidentelles. Par contre, rien ne peut empêcher les deux longs pans de la robe de répondre au souffle du vent et d’attraper les cœurs qui résistent mal au pouvoir de la beauté. Mon grand-père est tombé dans ce piège . Aveuglé par le mouvement doux et erratique des ailes de la robe, il a déclaré à son collègue qu’il ne repartirait pas de Cái Bè sans cette femme. Il lui a fallu humilier une autre jeune fille qui lui avait été promise et s’aliéner les aînés de sa famille avant de pouvoir toucher les mains de ma grand-mère. Certains croyaient qu’il était amoureux de ses yeux en amande aux longs cils, d’autres, de ses lèvres pulpeuses, et plusieurs étaient convaincus qu’il avait été séduit par ses hanches pleines. Personne n’avait remarqué les doigts effilés serrant un cahier de notes contre sa poitrine, sauf mon grand-père, qui les a décrits pendant des décennies. Il a continué à les évoquer longtemps après que le vieillissement de la peau eut transformé ces doigts fuselés et lisses en un mythe fabuleux ou, tout au plus, un conte d’amoureux. 35 40 45 50 55 60 65 70 75 80 85 90 95 100 105 110 115 120 125 1 nom que les Français ont donné à la partie sud du Viêt Nam 47 LA FAMILLE ET LA COMMUNAUTÉ ThèME 1

RkJQdWJsaXNoZXIy NzM2OTg2